Abbe J-S

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samedi 5 mai 2018

6e dimanche de Pâques




« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Dans le texte d’origine de l’Évangile, on trouve à la place de l’expression « ceux qu’on aime » le mot grec « philon », c’est-à-dire « amis ». Et cela est plus cohérent avec la suite immédiate du texte : « vous êtes mes amis… ».

Cependant le souci du traducteur qui veut éviter de mettre ici le mot « ami » semble justifié : suis-je vraiment capable de donner ma vie à quelqu’un pour qui j’éprouve simplement de l’amitié ? Je pourrais très difficilement dire « oui ». Le mot « ami » semble trop léger. L’amitié est un sentiment de sympathie, un doux attachement d’affection. L’amitié véritable est bien belle mais c’est toujours un lien privilégié, électif : je choisis mes amis, et je ne pourrais être ami de tous, sinon je ne serai ami de personne. Ainsi, on n’est jamais réellement désintéressé dans l’amitié – même si l’intérêt que l’on y recherche peut être très noble – la sagesse par exemple, ou une certaine élévation intellectuelle ou spirituelle. On éprouve de l’amitié pour une personne, souvent parce que l’on ressent en elle l’attraction d’une supériorité intérieure.

Mais Jésus, en employant ici le terme « ami », il semble vouloir révolutionner le sens de l’amitié : vivre parfaitement l’amitié ce sera désormais donner la vie pour ses amis. Et qu’est-ce que cela veut dire : donner la vie ? L’expression que l’on trouve dans le texte grec est : « déposer son âme ». Dans le langage johannique comme dans plusieurs textes de l’Ancien Testament, le mot « âme » peut désigner autant la vie que la personne. Déposer son âme, c’est se dépouiller de sa vie et de sa personne, c’est s’abandonner entièrement pour l’autre. Ce n’est plus l’amitié qu’on peut parler avec quelque légèreté, mais la pure folie de l’amour.

Voulez-vous être ami comme le Christ l’est ? Alors déposez votre vie, dépossédez de votre personne, soyez entièrement disponible à la disposition de ceux que vous appelez « amis ». Est-ce vraiment possible ? Mais avant de vouloir être un tel ami pour les autres, il faudrait peut-être déjà être ami d’un tel AMI.

« Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande », et « mon commandement le voici : aimez-vous les unes les autres, comme je vous ai aimés ». Aimez comme vous êtes aimés, aimez avec l’amour que vous avez reçu – recevez d’abord mon amour pour vous, et ensuite imitez moi en aimant les autres. L’amour commence par se laisser aimer. L’amour commence par nous rendre disponible, réceptif voire docile pour l’amour de Celui qui nous aime, Celui qui nous appelle « amis ».

En effet, l’Evangile d’aujourd’hui révèle le sens très profond de l’Evangile du Jeudi Saint. À la sainte Cène, l’Apôtre saint Pierre ne voulait pas que le Seigneur lui lavât les pieds : « C’est toi Seigneur qui me laves les pieds ? (…) Non, jamais. » Et le Seigneur lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi ». Et ce n’est pas pour te purifier que je te lave : tu es déjà purifié – mais laisse moi faire, laisse moi te servir, car mon amour pour toi m’exige que je sois ton serviteur, ton esclave, que mon amour pour toi puisse s’exprimer, se réaliser, s’accomplir jusqu’au bout – le Christ ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout (Jn 13,1).

Autant il est agréablement valorisant de manifester sa générosité, sa largesse dans un prodigieux geste d’amour, autant il peut paraître humiliant, abaissant, infantilisant de recevoir docilement un amour qui est plus grand que nous-mêmes – mais c’est ainsi que l’amour s’édifie, c’est ainsi que la charité se construit.

Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés : mais c’est avec l’amour que vous recevez de moi que vous pouvez véritablement aimer les autres – voulez-vous aimer sans mon exemple ? Mais sans moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15,5), le sarment qui se détache de la vigne  se desséchera et ne pourra donner aucun fruit (Jn 15,4). Soyez donc d’abord mes amis, recevez mon amour et demeurez dans mon amour : c’est seulement ainsi que vous pouvez aimer comme je vous le commande, c’est seulement ainsi que vous deviendrez « amis » des hommes comme moi je le suis pour vous.

Mais nous laisser aimer par le Christ, c’est nous ouvrir tout entier à Lui, jusqu’à la partie la plus intime, la plus humble, la plus obscure de nous-mêmes, c’est lui exposer toutes nos misères, toutes nos bassesses, et même nos hontes, c’est le voir s’agenouiller devant nous, pour nous laver les pieds par ses mains divines : sommes nous prêts de le laisser faire ? Ou bien sommes nous aussi embarrassés que l’Apôtre saint Pierre ?

Aujourd’hui, encore une fois, le très haut se fera tout petit afin de se donner à nous, à notre mesure, dans la très sainte Eucharistie, savons-nous que c’est l’amour infini que nous allons recevoir entre nos lèvres ? Craignons nous le poids inimaginable de cette petite hostie chargée de son amitiés ? Ou bien, puissions nous dire, en toute humilité, avec saint François d’Assise : ne retenons pour nous rien de nous-mêmes, afin que nous recevions tout entier, Celui qui se donne à nous tout entier (Epistola toti ordini, 29).

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