« Il n’y a pas de
plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Dans le
texte d’origine de l’Évangile, on trouve à la place de l’expression « ceux
qu’on aime » le mot grec « philon »,
c’est-à-dire « amis ». Et cela est plus cohérent avec la suite
immédiate du texte : « vous êtes mes amis… ».
Cependant le souci du
traducteur qui veut éviter de mettre ici le mot « ami » semble
justifié : suis-je vraiment capable de donner ma vie à quelqu’un pour qui
j’éprouve simplement de l’amitié ? Je pourrais très difficilement dire « oui ».
Le mot « ami » semble trop léger. L’amitié est un sentiment de
sympathie, un doux attachement d’affection. L’amitié véritable est bien belle
mais c’est toujours un lien privilégié, électif : je choisis mes amis, et
je ne pourrais être ami de tous, sinon je ne serai ami de personne. Ainsi, on
n’est jamais réellement désintéressé dans l’amitié – même si l’intérêt que l’on
y recherche peut être très noble – la sagesse par exemple, ou une certaine
élévation intellectuelle ou spirituelle. On éprouve de l’amitié pour une
personne, souvent parce que l’on ressent en elle l’attraction d’une supériorité
intérieure.
Mais Jésus, en employant ici
le terme « ami », il semble vouloir révolutionner le sens de
l’amitié : vivre parfaitement l’amitié ce sera désormais donner la vie
pour ses amis. Et qu’est-ce que cela veut dire : donner la vie ?
L’expression que l’on trouve dans le texte grec est : « déposer son
âme ». Dans le langage johannique comme dans plusieurs textes de l’Ancien
Testament, le mot « âme » peut désigner autant la vie que la
personne. Déposer son âme, c’est se dépouiller de sa vie et de sa personne,
c’est s’abandonner entièrement pour l’autre. Ce n’est plus l’amitié qu’on peut
parler avec quelque légèreté, mais la pure folie de l’amour.
Voulez-vous être ami
comme le Christ l’est ? Alors déposez votre vie, dépossédez de votre
personne, soyez entièrement disponible à la disposition de ceux que vous
appelez « amis ». Est-ce vraiment possible ? Mais avant de
vouloir être un tel ami pour les autres, il faudrait peut-être déjà être ami
d’un tel AMI.
« Vous êtes mes
amis, si vous faites ce que je vous commande », et « mon commandement
le voici : aimez-vous les unes les autres, comme je vous ai aimés ».
Aimez comme vous êtes aimés, aimez avec l’amour que vous avez reçu – recevez
d’abord mon amour pour vous, et ensuite imitez moi en aimant les autres.
L’amour commence par se laisser aimer. L’amour commence par nous rendre
disponible, réceptif voire docile pour l’amour de Celui qui nous aime, Celui
qui nous appelle « amis ».
En effet, l’Evangile
d’aujourd’hui révèle le sens très profond de l’Evangile du Jeudi Saint. À la
sainte Cène, l’Apôtre saint Pierre ne voulait pas que le Seigneur lui lavât les
pieds : « C’est toi Seigneur qui me laves les pieds ? (…) Non,
jamais. » Et le Seigneur lui répondit : « Si je ne te lave pas,
tu n’auras pas de part avec moi ». Et ce n’est pas pour te purifier que je
te lave : tu es déjà purifié – mais laisse moi faire, laisse moi te
servir, car mon amour pour toi m’exige que je sois ton serviteur, ton esclave, que
mon amour pour toi puisse s’exprimer, se réaliser, s’accomplir jusqu’au bout –
le Christ ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au
bout (Jn 13,1).
Autant il est agréablement
valorisant de manifester sa générosité, sa largesse dans un prodigieux geste d’amour,
autant il peut paraître humiliant, abaissant, infantilisant de recevoir
docilement un amour qui est plus grand que nous-mêmes – mais c’est ainsi que
l’amour s’édifie, c’est ainsi que la charité se construit.
Aimez-vous les uns les
autres comme je vous ai aimés : mais c’est avec l’amour que vous recevez
de moi que vous pouvez véritablement aimer les autres – voulez-vous aimer sans mon
exemple ? Mais sans moi vous ne pouvez rien faire (Jn 15,5), le sarment
qui se détache de la vigne se desséchera
et ne pourra donner aucun fruit (Jn 15,4). Soyez donc d’abord mes amis, recevez
mon amour et demeurez dans mon amour : c’est seulement ainsi que vous
pouvez aimer comme je vous le commande, c’est seulement ainsi que vous
deviendrez « amis » des hommes comme moi je le suis pour vous.
Mais nous laisser aimer
par le Christ, c’est nous ouvrir tout entier à Lui, jusqu’à la partie la plus
intime, la plus humble, la plus obscure de nous-mêmes, c’est lui exposer toutes
nos misères, toutes nos bassesses, et même nos hontes, c’est le voir s’agenouiller
devant nous, pour nous laver les pieds par ses mains divines : sommes nous
prêts de le laisser faire ? Ou bien sommes nous aussi embarrassés que
l’Apôtre saint Pierre ?
Aujourd’hui, encore une
fois, le très haut se fera tout petit afin de se donner à nous, à notre mesure,
dans la très sainte Eucharistie, savons-nous que c’est l’amour infini que nous
allons recevoir entre nos lèvres ? Craignons nous le poids inimaginable de
cette petite hostie chargée de son amitiés ? Ou bien, puissions nous dire,
en toute humilité, avec saint François d’Assise : ne retenons pour nous
rien de nous-mêmes, afin que nous recevions tout entier, Celui qui se donne à
nous tout entier (Epistola toti ordini,
29).
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